Peut-on encore se passer de supervision et d'analyse de pratique ?
Elvire Prévot
Alors que je réfléchissais à la couleur que je souhaitais donner à cet article, la réponse me fut apportée par un coup de téléphone. Au bout du fil, la voix balbutiante d’une femme qui m’indique de but en blanc qu’elle est en situation de détresse : la cinquantaine, elle dit vivre seule, être très isolée, et me décrit un contexte familial difficile. Elle me parle de ses crises d’angoisses, de son corps en état d’épuisement, n’arrivant plus ni à dormir, ni à se nourrir. Elle souhaite donc un rendez-vous pour une séance de sophrologie et précise qu’elle n’a pas les moyens de payer. Je suis la « énième sophrologue qu’elle appelle », elle est actuellement dans la rue, et a peur de rentrer chez elle. Il est 20h30. Contact téléphonique pour prise de rendez-vous plus qu’atypique. Dans la suite de notre échange, je comprends que cette personne est suivie en hôpital de jour. Elle m’explique ne pas arriver à profiter des séances de relaxation sonore qui y sont proposées et que le personnel encadrant lui conseille « d’apprendre à respirer ». C’est à ce moment que ma représentation de la situation se transforme : il ne s’agit pas seulement de la détresse d’une personne qui se tient là au bout du fil, mais c’est aussi celle du secteur hospitalier qui lui aussi est à bout de souffle.
Alors, quel est le lien entre cet appel et la supervision, me direz-vous ? Je pourrais poursuivre cet article, en reprenant et en répertoriant dans ces 35 minutes tous les instants où j’aurais pu sortir de mon cadre, de mon champ de compétence, « déraper ». Ils ont été quelques-uns. Mais ce qui m’intéresse ici de partager avec vous, c’est le constat du contexte médico-social dans lequel nous exerçons aujourd’hui, celui des demandes « atypiques » qui nous sont adressées, nous sophrologues, et enfin le constat que si nous n’y prenons pas garde, nous risquons bien de scier la branche sur laquelle notre profession toute entière fait sa place depuis plus de 50 ans.
Plus que jamais, dans cette crise et pénurie de moyens que subissent les lieux de soins, de vie et d’accueil, la sophrologie a son rôle à jouer. Nombreuses sont déjà les maisons médicales et les cliniques qu’y s’en sont saisies. La sophrologie y devient un espace où il est possible de transmettre au patient et/ou au personnel quelques clés oubliées pour être à nouveau acteur sur son chemin. Un espace tiers, où peut se proposer, si le sophrologue est suffisamment formé, des temps adaptés d’expérimentations, de retour au corps, à l’ancrage, à la respiration, à la relation, aux émotions aussi.
Néanmoins, à ce titre, nous sommes obligés de poser un regard sur le paysage de la sophrologie aujourd’hui en France : l’absence de réglementation et l’explosion de formations courtes n’incluant que peu ou pas du tout de formation à l’accompagnement de la personne et de l’être n’ont pas forcément permis la consolidation de la profession. Enfin, pour ne rien faciliter, vient s’ajouter le phénomène technologique : vidéos de séances en ligne, séances se déroulant en visio ou par téléphone sur le modèle des téléconsultations.
Or, du côté de la demande, ce sont souvent les personnes les plus fragiles, et pour qui il est plus difficile de formuler une demande d’aide, qui se trouvent susceptibles d’adhérer à ces propositions nouvelles. Celles-ci sont alors exposées à des praticiens et des pratiques manquant d’expérience et de maturité, et parfois de façon alarmante.
Dans un tel contexte, je pose alors la question : la sophrologie peut-elle encore se passer de supervision et d’analyse de pratique ? Ou dit encore autrement : est-il possible d’accompagner sans supervision ? Il est temps de définir ici la supervision et l’analyse de pratique, pour les personnes qui n’en auraient encore pas connaissance. Un petit bond historique va alors nous permettre d’en recontextualiser les origines.
Il faut remonter aux années après-guerre, années d<‘explosion de l’économie libérale et des valeurs individualistes, dans le milieu des travailleurs sociaux en Europe : une technique de travail, le casework (héritée de Mary E. Richmond, figure fondatrice du métier d’assistante sociale, dans les années 1900 aux Etats-Unis), fait son apparition en Europe. Il s’appuie sur un dispositif, la supervision. C’est un accompagnement régulier, mis en œuvre par les travailleurs sociaux eux-mêmes, sous forme de lecture de situations professionnelles. L’innovation alors était que les théories de Carl Rogers (relation d’aide et écoute) y furent directement appliquées : recherche d’une position dite de « non-jugement » de la part des assistants sociaux, d’une attitude active de la part des usagers, afin de recentrer le travail sur les capacités d’auto-restauration de la personne. La profession étant encore très liée à son passé caritatif et confessionnel, la supervision propose par conséquent de réorienter les mouvements d’emprise personnelle présents au profit d’une professionnalisation du lien et de la relation.
Aujourd’hui, la supervision propose, et, dans le domaine qui nous intéresse ici, la sophrologie, de soutenir, par un cadre fort et contenant, garantie par le superviseur et sa propre non-subjectivité, l’analyse de situations professionnelles.
Par la prise en compte de la perception que le sophrologue a de lui-même, il s’agit alors pour le superviseur de l’aider à faire la distinction entre ce qui, dans la relation à l’autre, relève de ses propres éprouvés et représentations et ce qui relève de la situation professionnelle. Véritable formation continue, la supervision est l’espace-temps qui permet au professionnel de tâtonner à son rythme, de traverser les sentiments d’échec, de colère, de flou, de stagnation… de construire, déconstruire et reconstruire ses savoir-faire et savoir-être. Une recherche du maintien de l’équilibre des rapports, passant par une mise en mot libératrice, qui conduit ainsi à la maturation du professionnel.
Pour répondre alors à notre question initiale et conclure, je dirai qu’à l’heure actuelle, s’il paraît important que les formations en sophrologie s’engagent à former plus solidement des sophrologues accompagnants, il est tout aussi indispensable que les sophrologues, quelle que soit leur formation, engagent eux-mêmes des demandes de supervision. Se sentir et se ressentir acteur « de » et « dans » sa pratique permet un processus réflexif, qui, en plus de soutenir le professionnel que l’on est, soutient une profession toute entière.
Propos de Elvire Prévot
Courte biographie
Elvire Prévot est sophrologue et superviseure. Elle est aussi formatrice à l’Institut de Sophrologie Humaniste de Lille, sur le thème de la créativité.